Argentic, le célèbre site et galerie de photographie parisienne, a exposé pendant 17 ans les œuvres de grands noms de la photographie, sous l'œil passionné de son fondateur Eric Boudry. Ce même regard sera offert aux collectionneurs lors de la vente aux enchères qui se tiendra le 13 avril 2023 à l'Hôtel Drouot.

La passion d'Eric Boudry pour la photographie est illustrée par une citation de Paul Strand, affichée lors de l'ouverture de son exposition au Musée d'art américain de Giverny en 2006 : "Je veux faire naître de grandes émotions à partir de petites choses...". Ce sentiment reflète l'amour de Boudry pour les photographies qu'il a collectionnées pendant plus de 40 ans et qu'il a eu l'honneur d'exposer.

Près de 400 œuvres de photographes légendaires tels que Claude Batho, Édouard Boubat, Brassaï, Denis Brihat, Henri Cartier-Bresson, Lucien Clergue, Jean Dieuzaide, Elliott Erwitt, Irina Ionesco, Izis, Jean-François Jonvelle, Josef Koudelka, Bernard Plossu, René-Jacques, Marc Riboud, Willy Ronis, Roger Schall, Jean-Pierre Sudre, Sabine Weiss, ainsi que les photographies de Robert Doisneau de la Collection Porcile, seront présentées lors de cette vente, offrant aux collectionneurs l'opportunité de compléter leurs collections.

Boudry invite tous les intéressés à consulter le catalogue et à visiter l'exposition à l'Hôtel des Ventes de Drouot pour le rencontrer en personne. Il croit que ces photographies continueront d'inspirer et d'évoquer des émotions bien après la vente aux enchères, car ce sont elles qui nous regardent et non l'inverse.

L'exposition se tiendra les 11 et 12 avril, de 11 heures à 18 heures, et le 13 avril de 11 heures à 12 heures, suivie de la vente aux enchères à 14 heures dans la salle 15 de l'Hôtel Drouot situé au 9 rue Drouot, 75009 Paris, France.

Nous avons rencontré Éric Boudry avant la vente à l'Hôtel Drouot.

Qu'est-ce qui vous a initialement attiré vers la photographie et la collection de photographies ?

Je suis né dans le nord de la France en 1960, mon père travaillait dans le remorquage et le sauvetage en mer et avait une passion pour la photographie.  Il avait acheté un superbe appareil qui était le Minolta SRT 303, qui était une espèce de consécration, on va dire, de l'industrie photographique japonaise

Il m'a initié à la photographie et m'a fait découvrir les grands photographes à l'époque où le magazine Photo n'était pas encore une annexe de Playboy. Dans les années 70, j'ai commencé à échanger des tirages avec des photographes pour mon mémoire de fin d'études sur la photographie. Puis, jai travaillé pour des grandes marques de chaussures et connu Guy Bourdin. J'ai accumulé des tirages sans fil rouge jusqu'au milieu des années 80. C'est à ce moment-là que j'ai commencé à vraiment collectionner des tirages.

Pouvez-vous nous parler de vos premières expériences en tant que collectionneur ?

Au départ, je collectionnais tout, des tirages de presse, des agences de presse, etc. Les tirages étaient une matière première jetée et j'ai trouvé des tirages de bien meilleure qualité que les reproductions dans les magazines. J'ai échangé des tirages dans les années 70. Dans les vieux papiers, on trouvait encore des choses incroyables jusqu'aux années 2000.

Qu'est-ce qui vous a intéressé dans la photographie ?

J'ai été intéressé par la photographie à travers mon père qui avait une passion pour la photographie et à travers le magazine Photo qui m'a fait découvrir les grands photographes de l'époque. J'ai travaillé pour des grandes marques de chaussures et connu Guy Bourdin. C'est à partir du milieu des années 80 que j'ai commencé à vraiment collectionner des tirages.

Comment définiriez-vous le courant humaniste français ?

Le courant humaniste français correspond à une période de photographie en France, des années 30 aux années 80, qui englobe une bonne partie du photoreportage. C'est être le témoin de son temps et de ses semblables à son époque, avec pour l'humanisme une vision bienveillante.

Pourquoi avez-vous choisi de collectionner des photographies dans ce courant humaniste français ?

Je pense que ça correspond à mon caractère, ayant fait beaucoup de métiers différents où il faut composer avec beaucoup de monde. C'est aussi ce que font les artisans qui ont fait œuvre d'artiste et ce que je préfère de loin.

Pourquoi est-ce que le marché de la photographie a explosé dans les années 60-70 ?

Il y a eu une espèce d'emballement de la photographie à partir des années 60-70 aux Etats-Unis, puis dans les années 80-90 en Europe et en France en particulier. Le marché de la publicité a aussi joué un rôle important avec les années d'or dans les années 70-

Vous vous intéressez à la source, à la provenance, à l'histoire du tirage, bien sûr, mais aussi le collectionneur. Et donc vous me disiez que vos plus belles pièces venaient d'une collection, cela voudrait dire que vous aviez le filtre d'un premier collectionneur ?

Oui, à force de voir des expositions, d'aller dans des ventes, dans des galeries, la création du site aussi. Quand je l'ai créé, cela m'a donné beaucoup de clés et beaucoup de gens sont entrés en contact avec moi. C'est au début des années 2000, il n’y avait pas tellement de sites de vente d'œuvres d'art, de photos encore moins. Et les gens m'ont contacté : « voilà, je cherche ça aussi ». Alors après, en discutant, on se rend compte que c'est un collectionneur qui a tel axe. Et donc, ça a fortement enrichi le réseau que je pouvais avoir. Parce que les collectionneurs sont des gens assez secrets. Et donc, à partir du moment où on partageait la même passion et que je vendais, mais que j'achetais aussi, c'est comme ça que ça s'est passé. En fait, je sais que c'était au début, c'était vraiment pour agrandir ma collection et c'était de collectionneur à collectionneur. Et la plupart des gens qui m'ont contacté au début étaient des Américains qui étaient en avance sur nous en termes de taille de leurs collections et d'utilisation d'Internet pour acheter de l'art.

Une collection peut être faite par une institution, mais c'est très intéressant si c'est une personne privée.

Je me souviens de la collection Buhl sur le thème des mains. C'est un collectionneur américain qui a passé sa vie à collectionner des photographies où l'on voit des mains. Donc je connais, oui. Et il avait une collection incroyable. Il a fini par la disperser dans plusieurs ventes aux enchères. Il y en a une ou deux aux États-Unis et une en France. J'ai acheté quelques photos de cette collection et j'ai eu l'occasion de parler avec cet homme. Et c'est fascinant parce qu'il explique la genèse de cette accumulation et surtout de cette pièce là. Que veut-elle dire dans cette collection et pourquoi y est-elle entrée à un moment donné ? Il y a donc une sorte de passage de témoin au-delà de l'image, au-delà du travail du photographe sur ce qu'il peut signifier. Ce sont des discussions que j'ai eues avec Patrick Roegiers, qui est écrivain et qui avait une grande collection de livres de photos que je lui ai achetés, et nous avons beaucoup travaillé ensemble. Et ce qu'il m'a dit, c'est que les bibliothèques, c'est un peu comme les photographies, ce n'est pas nous qui les regardons, ce sont les bibliothèques et les collections de photographies qui nous regardent parce qu'elles vont traverser les années et les siècles et passer de main en main.

Ce sont les œuvres qui nous regardent !

Ce sont donc les œuvres qui nous regardent et non pas nous. Pourquoi le collectionneur achète-t-il cette pièce ? Le moment où lui et elle constituent une histoire, me semble-t-il. Et c'est ici son reflet aussi. Il y avait eu à la Maison Rouge l'exposition de la collection de Marin Karmitz qui était constituée avec Christian Caujolle. Et certaines pièces d’ailleurs venaient d'Argentic, donc c'était amusant de les voir dans un autre contexte, avec d'autres pièces côte à côte. C'était vraiment intéressant. Et en fait, cette collection quand vous alliez chez lui, c'était comme si c'était lui sur les murs, avec son histoire, avec son caractère, avec ses obsessions. C'est passionnant. Finalement, c'est comme les photographes qui disent dans mes photos, je me photographie moi-même. C'est comme si le collectionneur se collectionnait lui-même.

Comment gérez-vous la conservation et l'entretien de votre collection ? Quels sont les aspects clés à prendre en compte pour préserver la qualité et la valeur des œuvres photographiques ?

Pour moi, c'est très simple, ce sont des conseils que je donnais à la galerie, à mes clients : le moins de lumière possible, une température stable, c'est-à-dire, une température dans laquelle on vit, de 18 à 20 degrés et surtout un degré d'hygrométrie stable. Donc ce n'est pas très compliqué à faire dans nos climats. D'autant plus qu'il y a des appareils qui sont faits pour ça. Donc 30% d'humidité, c’est tout ce qu'il y a à faire. Et tant que l'hygrométrie est régulée et que la température ne varie pas beaucoup et qu'il y a peu de lumière, ça peut traverser des dizaines d'années, voire des siècles. Et puis il y a l'utilisation de matériaux de conservation qui sont Ph neutre. Ce sont les pochettes en polyester de Stouls par exemple, c'est ce que j'utilise et ce sont toutes les boîtes en carton neutre. Il existe un site fantastique pour cela, tout ce que nous avons acheté provient du site Atlantis qui fournit les musées [Atlantis-France, Stouls et Museodirect ont fusionné pour créer CXD France, une entreprise majeure dans le domaine de la conservation, l'archivage, l'exposition et la restauration en France, ndlr]. C'est donc assez simple, mais il faut être un peu rigoureux.

Que pensez-vous de ces deux façons de collectionner les tirages, soit en les stockant dans des meubles plats pour éviter de les manipuler, soit en les accrochant en les intégrant à son environnement, comme le fait le collectionneur Jérôme Proschiantz ?

Moi, il faudrait que j'achète Versailles pour pouvoir tout accrocher, donc c'est un peu compliqué. Et pour stocker sous forme de cadre, eh bien c'est pareil, il faudrait que j'aie l'annexe du Louvre pour pouvoir le faire. Donc c'est impossible. Je compte en dizaines de milliers, donc si ce n'est pas possible. Après, pour ce qui est encadré, eh bien, chez moi, je vis avec une vingtaine de photos sur des murs, pas plus. Il faut que le cadre soit idéal bien sûr, mais en conservation, c'est malheureusement impossible à partir d'une certaine quantité. Et si effectivement on a une collection, on va dire de passer de 100 à 200 pièces, c'est faisable, on encadre tout. J'ai des collectionneurs qui sont comme ça, qui ont tout encadré, qui ont une centaine de photos et de temps en temps ils font un changement, une sorte de mini vernissage et ils aiment bien mettre deux œuvres en vis-à-vis ou toutes seules, ou ils vont chercher autre chose. Et c'est vraiment intéressant de faire cela. C'est très, très sympa à faire et de discuter des différents choix, des changements. Mais à partir du moment où vous comptez en série entière, eh bien ce n'est pas possible.

Ces 20 tirages qui sont chez vous ? Quels sont les principaux photographes ?

Il y a Cartier-Bresson. Il y a plusieurs photographies de Roger Schall. Vous pouvez trouver ce que j'aime et vous pouvez trouver Doisneau, Ronis, soit parce que je les ai connus, soit parce qu'ils me les ont donnés. Il y a un lien. Au-delà de l'image, il y a un lien personnel.

Puis il y a des images que j'ai faites. Et il y a des pièces très, très curieuses. J'ai par exemple quelque chose que je n'ai jamais vu ailleurs qui est une photo de Brassaï. Brassaï était un ami de Picasso, il avait photographié Picasso et les œuvres de Picasso, et il a fait un livre sur les sculptures de Picasso. Il a fait un livre sur les sculptures de Picasso. J'ai une reproduction de ce genre qui était l'une des sculptures de Picasso. C'est une chèvre photographiée par Brassaï, et elle est signée par Brassaï et par Picasso. C'est en une image, la matérialisation de l'amitié de deux artistes. C'est tout pour moi. Et il y a des choses comme ça.

Superbe. Et avec Doisneau, avec Ronis, lesquelles sont sur vos murs ?

Doisneau, c'est le Baiser de l'hôtel de ville qui est la tarte à la crème de ma photo préférée. Une tarte à la crème qui peut avoir plusieurs destinations sur les adeptes de l'entartage ou adepte de la gastronomie. Je trouve cette photo extraordinaire car elle résume beaucoup de choses et beaucoup de controverses sur la photo au delà de ce qu'elle représente. J’ai le Déjeuner sur les bords de la Marne, ou plutôt de la Seine, de Cartier-Bresson parce que j'avais une maison sur les bords de la Marne. Il y a toute une histoire qui se cache derrière.

Ronis, j'en ai plusieurs parce que j'ai eu la chance d'être votre voisin, de le connaître.  Il y a une photo qui est plus connue et que j'aime beaucoup. J'en vends une copie à la vente aux enchères. C'est le retour des prisonniers. C'est donc après la guerre. Donc il y a tous ces prisonniers qui reviennent en France, qui reviennent à Paris, ils descendent du train. Il y a des inscriptions sur les wagons et c'est un mélange de joie et de peur.

Vous avez parlé de Family of Man d’Edward Steichen pour le MoMa en 1955. Steichen avait appris que Cartier-Bresson avait été capturé pendant la guerre et avait été présumé mort pendant un certain temps. Cependant, après avoir fait des recherches et obtenu des informations supplémentaires, Steichen a finalement pu entrer en contact avec Cartier-Bresson et l'a invité à participer à l'exposition.

Exactement, avec le petit catalogue publié à l'époque.

On aurait pu voir Ronis rencontrer Cartier…

Oui, mais je ne sais pas s'ils se seraient dit beaucoup de choses. Des caractères différents. Je pense que cela aurait tourné court assez rapidement. Doisneau était connu pour cela aussi. Il pouvait être adorable, vraiment. Et quand il était avec des gens qu'il n'aimait pas, il se levait et s'en allait.

Peut-être que cela fait partie du regard des humanistes dont vous parliez, ils savaient comment être à l'aise avec leurs sujets et donc sans compromis.

Oui, c'est exactement ça, et c'est ce qui est bien aussi, c'est leur identité. Ils ne sont pas différents dans leur métier et dans leur vie.

Peut-être que Yan Morvan pourrait s'intégrer là.

Oui, oui, oui, absolument. Et on a failli faire des choses. Et puis il a travaillé avec Thierry Marlat, je crois de mémoire. Et puis je n'avais pas forcément la bonne clientèle pour lui. J'aime bien ce qu'il fait. En fait, quand on est galeriste, il faut qu'il y ait une adéquation entre l'artiste, le galeriste et sa clientèle, sinon ça ne sert pas à grand-chose.

À part la photographie française, y a-t-il d'autres styles ou mouvements photographiques qui vous intéressent ou que vous collectionnez également ?

Personnellement, j'aime beaucoup l'idée de la photographie qui représente la nature sans présence humaine. Je trouve que cela permet de vraiment apprécier la beauté et la majestuosité de la nature, sans que notre regard ne soit détourné par la présence de l'homme.

Un photographe que j'apprécie beaucoup et qui travaille dans ce domaine est Olivier Grünewald. Il est photographe et vidéaste pour National Geographic, et s'est spécialisé dans la photographie et la vidéo d'éruptions volcaniques. Il a même exposé certaines de ses photographies le long des grilles du jardin du Luxembourg il y a quelques années.

Même s'il a diversifié son travail au fil des années, je trouve que les photographies de Grünewald ont quelque chose de vraiment magnifique. C'est une photo dans lequel tu peux te perdre. C’est une sublimation de la nature. Cela peut même devenir abstrait, créant une sorte de dialogue entre la beauté brute de la nature et notre propre imagination. J'ai d'ailleurs une de ses photographies chez moi, qui ne rentre dans aucune catégorie, mais que je trouve tout simplement fascinante.

Ce pourrait être aussi cette photographie de bâtiments abandonnés où la nature reprend ses droits.

Ou alors j'aimais bien au début et maintenant ça sent un peu l'artifice je trouve. Il y a beaucoup de photographes qui y sont allés. Il y a un côté un peu froid avec lequel j'ai du mal à vivre. C'est la première chose. Et la deuxième chose, c'est qu'il y a un peu de stratagème que l'on retrouve dans beaucoup de productions contemporaines. La ficelle y est un peu grosse. Alors que pour ceux qui commencent, ceux qui initient, il n'y a pas de souci, mais après il y a la cohorte des suiveurs qui flairent le filon et qui continuent. Ainsi on peut citer la photographie des grands animaux en Afrique par exemple en noir et blanc. Il y a le gigantisme on peut citer plein de courant comme cela. C’est pour vendre, c'est pour être à la mode et remplir les boutiques comme YellowKorner. C’est très bien, c'est du poster, c'est très bien, c'est décoratif et puis on l'accroche dans une salle de réunion. Et puis le jour où l'entreprise déménage, cela part à la poubelle et c'est tout. C'est juste de la consommation, comme on écoute de la musique à la radio et c'est tout.

Avez-vous des photographes contemporains français préférés ?

Il y a un photographe que j'ai beaucoup apprécié pour sa façon de rendre compte du début de la guerre en Ukraine, et c'est Éric Bouvet. Il avait créé des sortes de cartes postales en mélangeant des vidéos, des images et des textes pour essayer d'en produire une par jour selon ses envies.

Ce que j'ai trouvé intéressant, c'est que nous pouvions suivre l'élaboration de son reportage en temps réel, avec toutes ses péripéties, ses états d'âme et les témoignages qu'il pouvait recueillir. Le mélange d'images, de vidéos, de textes et de jeux dans ses créations donnait un rendu vraiment captivant et immersive.

Je pense que ce genre de méthodes pourrait être utilisé aujourd'hui dans d'autres médias, comme à la radio par exemple, où l'on pourrait proposer des reportages multimédias plutôt que de simplement diffuser des images en noir et blanc.

Comment envisagez-vous l'avenir de votre collection, un projet de livre après la dispersion chez Drouot ? Avez-vous des projets spécifiques pour partager ou promouvoir davantage la photographie française auprès d'un public plus large ?

Pour être honnête, j'ai conservé une dizaine de thèmes de collection avec moi. Donc ce qui est en vente, c'est un panorama d'un demi-siècle de photographie, essentiellement française. Mais j'ai également d'autres thèmes de collection qui n'ont rien à voir avec ce que je garde, et qui ont des projets différents. Le premier de ces projets devrait voir le jour en 2025. Donc je continue de collectionner, en dehors de ce qui va être vendu la semaine prochaine.

Celles qui sont en vente seront dispersées. À moins que quelqu'un ne les achète toutes, bien sûr. À moins qu'il puisse y avoir une préemption de l'État…