Dès la porte de cette exposition poussée, une heureuse mutation s’opère : la chaleur étouffante de l’été provençal laisse place à une pénombre fraîche et accueillante. C’est un heureux contraste avec la terrible exposition de Babette Mangolte Capter le mouvement dans l'espace à l'église Sainte-Anne où la lumière saturée de blanc écrase tout et invisibilise ce qu’elle prétend montrer. Là, c’est tout le contraire en minimalisme et simplicité : pas de cimaise, pas vitre protégeant les photos ni de cartel ou de légende, juste des murs de pierre et des parois de bois brut recouvertes de brou de noix sur lesquelles les photos sont sobrement accrochées.
Sans même savoir que le titre de l’exposition Sneg signifie neige en slovène – la langue maternelle de l’artiste –, on perçoit d’emblée une grande cohérence de cet ensemble car indubitablement ce lieu d’exposition fait parfaitement corps avec ce qui est montré. Nul besoin de connaître la biographie de l’artiste, de savoir qu’il a déjà exposé à plusieurs reprises depuis deux décennies aux Rencontres, qu’il organise régulièrement des master class en France ou à l’étranger, qu’il est engagé depuis bien longtemps dans des actions en faveur de la photographie auprès de jeunes détenus ou qu’il a bénéficié de la reconnaissance d’un certain nombre de musées ou de galeries de renom pour ressentir immédiatement le sentiment de plonger dans une histoire qui fait sens. C’est là le tour de force que réussissent certains photographes qui, sans accumulation ni lourdeur, juste par la simplicité du langage visuel qu’ils adoptent, donnent de la place à l’espace, au temps, aux murmures ou aux silences et tissent ainsi les fils d’histoires singulières ou plurielles que nous pouvons suivre. L'unité stylistique remarquable de Sneg dispense le visiteur de se poser les lancinantes questions où ? quand ? pourquoi ? qui embarrassent souvent les visiteurs lors de visites d'expositions.

Exposition Sneg, Klavdij Sluban, Photo Didier de Faÿs
Une approche minimaliste qui comble
Le début du parcours de l’exposition annonce d’emblée une volonté de sobriété. L’artiste a fait le choix judicieux de ne pas tout montrer au premier regard. C’est en se déplaçant que le visiteur entre peu à peu dans la narration et qu’il comprend que les photos en noir et blanc présentées sont loin du tumulte et de l’agitation des villes modernes grouillantes. Le photographe n’a pas capturé de scoop ou d’événement faisant l’Histoire. Ce sont des paysages entrevus par la fenêtre d’un train en mouvement, les lignes d’un visage à peine distinguées derrière la vitre d’un véhicule, des enfants qui jouent dans la neige, des arbres dont la silhouette sombre se dresse dans le lointain ou d'endroits tellement désertés que l’on pourrait les croire inhabitables. Très peu de choses en fait : quelques lignes ou des courbes qui s’étirent entre des zones claires ou plus sombres, des grains qui effleurent des objets dont les contours précis se perdent, un jeu entre des formes et des ombres où les premières se perdent dans les secondes. Sur ces clichés, quasiment aucun élément ne figure permettant de déterminer une date ou d’identifier les lieux des prises de vues. Et cependant, de ces photos se dégage quelque chose de profond, comme les signes d’un engagement très fort du photographe dans l’ici et maintenant de la prise de vue et dans l’attention accordée à ce qu’il advient.

Klavdij Sluban. Latvia, 2002, East to East series. Courtesy of the artist.
L'hiver à l'Est
Bien que les photos s’étalent de 1992 à 2016 et viennent de nombreux pays situés à l’Est (Lituanie, Lettonie, Finlande, Ukraine, Pologne, Slovénie, Russie, Mongolie, Japon), la série proposée est parfaitement cohérente. En fait, la liste de ces pays importe peu car l’essentiel est bien, pour le visiteur qui n’est jamais allé dans ces contrées, que ces images construisent peu à peu le paysage d’un territoire imaginaire qui incarne l’Est en hiver. Pas besoin de cartes ni de toponymes étranges à nos oreilles pour se savoir sous d’autres longitudes. Mais sous le ciel peu lumineux de cette saison, cette neige n’est pas celle immaculée de l’enfance avec laquelle construire des bonshommes de neige. Non, elle est de toute autre nature et prend l’allure d’un voile délavé qui recouvre de mystère les étendues sur lesquelles elle se répand. Quelles cicatrices apparaîtront lorsque le manteau neigeux aura fondu ? Combien de temps la neige se maintiendra-t-elle au sol alors que le pergélisol est en train de fondre ?

Exposition Sneg, Klavdij Sluban, Photo Didier de Faÿs
La puissance du cheminement
Mais le vrai personnage récurrent qui traverse toutes les photos de cette série demeure sans visage. Ce n'est pas la neige mais la mise en chemin qui se poursuit de cliché en cliché. Car ce dont ces photos sont la trace, c’est d’une quête sans relâche conduite de lieu en lieu par le photographe qui se déplace inlassablement à pied, en bus, en train ou en bateau pour faire que des événements viennent à lui. Au fond, qu'importe que le photographe ait été condamné à l’exil ou qu’il ait fait le choix d’une errance volontaire, car ce que fixe toujours l’appareil photo c’est quelque chose qui s’échappe, s’enfuit, s’éloigne ou se fond dans un halo impressionniste après avoir été entrevu. Chaque fois, immuablement, ce qui est vu disparaît rapidement du regard car il faut poursuivre plus loin le cheminement solitaire et continuer le dialogue avec ce réel dont la présence en aucun endroit jamais ne s’épuise. En définitive, c’est une forme de photographie documentaire où le photographe documente, sans triche ni faux-semblant, sa relation au réel et l’intimité du rapport simple qu’il entretient avec ce qu’il voit.

Exposition Sneg, Klavdij Sluban, Photo Didier de Faÿs
Montrer l'intime avec retenue
La dispute parfois violente du blanc et du noir qui émerge de certains clichés répond en quelque sorte à celle de nos états d’âme.
La dispute du blanc et du noir qui émerge de certains clichés est un écho à celle de nos états d’âme. Le blanc peut-il s'imaginer sans le noir et inversement ? Le ton est intime mais ce qui est montré l’est avec retenue car cette photographie ne met pas à nu. Elle n’essaie pas de percer les secrets. Elle reste exactement à la distance qui convient. Une démarche extrêmement respectueuse guide le photographe car il sait que ce n’est pas lui qui fait l’événement mais que c’est ce dernier qui vient jusqu’à lui au gré de ses pérégrinations.
Toutes ces photos murmurent à peine ou se fondent dans le bruit du vent, de la neige qui tombe, du crissement des roues d’un train qui s’ébranle ou ralentit. Elles n’exigent ni explication ni commentaire et se suffisent à elles-mêmes car elles adoptent une syntaxe simple qui atteste d’une manière de voir et d’être présent au monde dépourvue de voyeurisme.
Une certaine nostalgie se dégage indubitablement de toute cette série – celle de l’impossibilité de demeurer en ces lieux plus longtemps et d’en apprendre davantage sur les silhouettes photographiées. Mais plus encore parce que d'ici quelques années, du fait du réchauffement climatique, la neige aura disparu de beaucoup de ces régions. Bientôt également, les déplacements lents du transsibérien céderont la place à des trains plus rapides conçus pour rivaliser avec le transport aérien. Bientôt encore, l’âge du photographe, tout comme le nôtre, fera qu’il deviendra plus difficile d'imaginer continuer à s’aventurer seul sur ces chemins pour y mener d’autres traversées. Que se passera-t-il quand s'imposera le renoncement à ces chemins d’exil ?

Exposition Sneg, Klavdij Sluban, Photo Didier de Faÿs
L'adéquation au lieu
Plus encore que la qualité des tirages ou de certaines images, ce qui touche le visiteur de cette exposition c’est la parfaite adéquation entre ce qui est montré et l’esprit du lieu. C’est quelque chose de suffisamment rare pour être souligné. Quand Klavdij Sluban a reçu la proposition d’exposer dans ce bâtiment, ce dernier était vide, encombré de gravats et la restauration de la toiture n’était pas achevée. L’artiste s’est rendu sur place à plusieurs reprises pour suivre les travaux et imaginer la conception de l’exposition en veillant à garder ce qui faisait l’esprit de ce lieu. Pour lui, même si les photos existent avant d’être montrées, chaque exposition est une création qui s'adapte au lieu et aux supports utilisés. « Il faut être à l’écoute des photos. En fonction de l’endroit ou de l’éclairage, des affinités électives se créent entre les photos. » C’est pourquoi un long travail préparatoire est nécessaire pour parvenir à habiter le plus pleinement possible le lieu d'exposition.
On ressort de cette exposition emplit de quiétude. On se sent redevable à l’artiste de nous avoir emmenés en douceur dans ces endroits dont nous imaginions l’existence sans avoir jamais pu ou osé nous y rendre, surtout par un temps d’hiver. À notre tour, on a eu le sentiment d’avoir habité de façon intense et privilégiée ces instants où le contact visuel bienveillant s’établit avec des êtres dont nous ne connaissons rien ou pas grand-chose mais avec qui un bout du réel est partagé. Cette exposition nous propose une très belle expérience d’une photographie qui se vit.
Michel Grenié
Sneg de Klavdij Sluban, à Croisière, Arles, jusqu’au 24 septembre 2022
SNEG - Elle parcourt toute l’œuvre de Klavdij Sluban, comme un personnage récurrent. La neige, sneg dans sa langue maternelle, le slovène, est le compagnon de route – c’est un nom masculin – avec qui le photographe, inlassable, dialogue durant ses marches. Présente, vivante, organique, le portrait qu’en fait Klavdij Sluban est un éloge, en miroir de celui qui a grandi avec elle. Si « le photographe a la nostalgie de la neige maternelle de l’enfance qui le rebordait dans son coin de terre », écrit Erri de Lucca sur le lien qui unit ces deux êtres, « la neige est devenue une lèpre blanche, elle ne recouvre pas le sol, elle le ronge. Son silence est devenu oppressant ». Cet hommage rassemble près de vingt-cinq ans d’images, nourries de l’imaginaire que véhicule le mot, au gré des pays traversés : Slovénie, Japon, Russie, Estonie, Suède, Chine, Lettonie, Finlande, Mongolie et Lituanie.