Lors de la restitution de l'atelier La poésie du quotidien dirigé par Marguerite Bornhauser pour les Rencontres d'Arles 2022, AnnLu Fossier dévoile une mise en abîme de se ses recherches sur les affiches déchirées qui apparaissent puis disparaissent le temps d'un été sur les murs d'Arles. Au grés des lacérations qu'elle capture, dans le souffle du mistral, les murs murmurent.

© Didier de Faÿs
Les affiches déchirées, recouvertes, re-déchirées nous sont familières où qu’on vive et pourtant on n’y prête qu’une attention très relative en les considérant surtout comme visuellement polluantes.
Pour moi, ces panneaux de papiers collés, empilés, entassés peuvent être de véritables œuvres picturales. Elles ne sont pas si loin des collages, si difficiles à réaliser, pas si loin non plus de peintures abstraites.
Voici de la poésie dans notre ordinaire !
Jacques Villeglé (décédé il y a quelques mois à l’âge de 96 ans), reste ma référence, le pionnier du street-art dit-on aussi. C’est avec Raymond Hains que dès 1949, ils commencent à réaliser des collages, à partir d’affiches lacérées récoltées dans les rues et traitant de messages politiques, commerciaux ou évènementiels.
Mais les affiches collées dans les rues d’Arles sont différentes. Elles fleurissent au plus fort de l’été, au moment où est mis à l’honneur l’art photographique, cet arrêt sur image. C’est le temps des Rencontres photographiques et c’est le sujet de toutes ces affiches.
Quel bonheur pour moi de trouver là une telle matière à prospecter et à travailler ! Des photographes qui s’exposent dans les galeries mais aussi partout dans la ville ! Monochromes, colorées et assez systématiquement décollées voire déchirées.
Et je m’interroge à chaque fois sur ces lacérations. Se veulent-elles simplement insolentes, perturbantes? ou y a-t-il une volonté artistique de transformer l’oeuvre, en proposant une autre interprétation ?
Puisque je participais à un stage photo dirigé par Marguerite Bornhauser sur le thème de « la poésie du quotidien », j’ai conçu mon projet autour de toutes ces photos affichées puis abîmées et essayé de montrer en quoi les déchirures soulignent parfois la pensée de l’auteur ou au contraire, peuvent en changer facilement la trajectoire et la vision. Et cela selon l’imagination de chacun d’entre nous.
Évidemment ce travail aurait été incomplet sans chercher à savoir « pourquoi déchirer toutes ces œuvres ? ».
I- Qu’est-ce que ces marques de vandalisme pourraient bien apporter ?
Si le support sur lequel l’affiche est collée peut apporter à l’image, si la pluie, le vent, la pollution peuvent accentuer son histoire, la déchirure marque elle aussi inévitablement le scénario originel de l’artiste photographe.
Les zig-zags pointus du papier lacéré peuvent ainsi accentuer une ambiance, la rendant parfois plus agressive ou plus dramatique.

Torse nu © Roxana Savin
Torse nu : le crépi du mur donne à la peau de ce torse une impression bestiale ; les déchirures proches de la petite main crispée renforce la sensation de dramaturge (©Roxana Savin).

© Laurent Golaz

© Yosra Mojtahidi

© Etienne Racine
Tryptique « Nos vies griffées » : une 1ère image (©LaurentGolaz) dont le sujet dans la nuit et les multiples empreintes laissées par la pluie sur le papier, pourraient rappeler comme des griffures, des marques sombres d’une vie ; comme des volets, ils s’ouvrent sur cette femme tête baissée, qui semble murée dans sa prison (©YosraMojtahidi), et qui s’ouvre sur une 3eme image (©EtienneRacine) de femmes cubaines blessées qui essaient de survivre par le souvenir de petites flammes vacillantes. Ici l’affiche a été collée sur une porte en bois brûlée, ce qui pour moi renforçait l’idée du danger, de la mort et de l’oppression.
Parfois au contraire on pourra trouver dans ces griffures une conclusion comique :

Damned
Damned : l’image en soi tend déjà vers la drôlerie. La déchirure marquée à la pointe des chaussures et l’aspect gêné mais stoïque des 2 personnages m’a de suite donné une impression de limite, de ravin dans lequel ils tomberaient s’ils s’éloignaient du mur et tentaient un pas en avant; situation que les personnages tentent de prendre calmement ce qui les rend d’autant plus comiques...
Mais une déchirure peut aussi s’interpréter comme un sentiment, une réflexion que se ferait le personnage mis en scène sur la photographie :

2eme image © Laurent Golaz
Entre rêve et réalité : ces 2 images que j’ai relié par un ruban bleu azur, comme un chemin qui permettra de passer de l’une à l’autre, d’un rêve à une réalité ; ici je voyais les déchirures qui effleurent cette femme comme ses pensées : quitter la cité, la ville, la promiscuité pour arriver sur cette plage déserte et silencieuse où un bateau l’attendrait. Et puis, le mur qui apparaît grâce à cette déchirure, sa texture et sa couleur se confonde presque avec le sable de la 2eme image. Cette 2eme image (©LaurentGolaz), photographiée en fin d’après-midi a permis de marquer l’ombre d’un volet et de son loquet, renforçant ainsi l’idée d’une rame qui servirait au bateau.

Et tous les après-midis : © Cobarrino
Et tous les après-midis : Ici j’ai voulu détourner une image monochrome provenant d’un projet sur la violence d’une banlieue milanaise (1-©Cobarrino) ; un retour sur l’enfance, sur les pensées secrètes et la rêverie.

Hard to find : @Cobarrino ©EtienneRacine
Hard to find : « Nous, adolescents, qui connaissons déjà tellement la vie des hommes, ne connaissons rien encore à celle des femmes. Et tout macho que nous sommes, ces nouvelles babydolls, fortes et libérées, si loin de la femme soumise nous semblent le summum du sexe appeal. Collée sur une poignée de porte elle est comme une invitation à entrer si on en a la clé (photos 1-©Cobarrino 2-©EtienneRacine)

Petite fille : ©Cobarrino
Et puis il y a les déchirures qui donnent du mouvement et donc de la vie à l’image, avec ou sans l’aide de la brise. J’ai eu beaucoup de chance de débuter mon projet avec cette photo monochrome d’une petite fille dansant, sa robe tournoyant autour d’elle.
Et en imprimant cette suite de 6 clichés sur du papier calque, j’ai voulu renforcer ce frémissement, ces ondulations de la robe. Et puis, la transparence du calque permet de l’imaginer de face puis de dos. La brise qui agite la banderole renforce cette impression de légèreté, de plaisir et de fête.

Love is not dead ©Yosra Mojtahidi

Love is not dead : ©Yosra Mojtahidi
Autre affiche, autre danseuse, dans une robe rouge vif. Cette fois-ci, le photographe a recréé en partie avec les plis de la robe, une rose aux multiples pétales superposés. Il y a déjà dans cette composition un mouvement tournant, mais les morceaux arrachés ou décollés apportent autre chose.
Love is not dead : Déchirures, comme un monstre qui grignoterait petit à petit le dos de la danseuse et semblent la cambrer d’autant, déchirure au niveau de son coeur qui pourtant, ne l’empêche pas de continuer à tournoyer, morceaux qui s’agitent au vent, se dressent perpendiculaires au mur, se posent puis se replient, il y a là une vraie vie qui anime la danseuse et le tissu de sa robe. Et j’imagine que les difficultés que cette artiste a du surmonter dans la vie, pour être reconnue comme derviche tourneur pourraient bien ressembler à ces morceaux de papier qui résistent malgré toutes les turpitudes qu’ils subissent, de mains inconnues comme du vent ou de la pluie (©YosraMojtahidi).
II- Mais pourquoi déchirer toutes ces photos ?!
Il reste très improbable que dans ces gestes anonymes il y ait une vraie volonté d’imprimer une créativité.
Première constatation, ce sont les personnages qui sont le plus souvent vandalisés, d’autant qu’ils évoluent dans la douleur, la misère, la violence et le tragique de la vie et le monochrome. Lorsque le parti pris du photographe est d’exposer le caché, l’interlope, la misère, là où il n’est pas question de se reposer, il est manifeste que cela dérange, perturbe et exaspère assez pour qu’on cherche à le supprimer.
En revanche, les paysages, les scènes qui respirent la sérénité, dégagent du calme et du silence, sont en couleurs et d’abord à la recherche d’un esthétisme, sont beaucoup plus rarement arrachés.
Quoi qu’il en soit, il ressort déjà de ces observations que l’accessibilité de l’affiche ne prime pas vraiment dans la fréquence et la cadence des tiers-interventions, même si les images collées très haut s’abîment évidemment d’abord avec les intempéries.
J’ai ensuite voulu procéder à un micro-trottoir. D’abord en discutant avec le public venu à l’exposition qui clôturait l’atelier photo : touriste de passage, photographe amateur, arlésien d’adoption ont été mes premiers interlocuteurs.
Les propositions et positions des touristes amateurs d’art photographique font principalement ressortir l’idée que cette action est menée par l’incompréhension du sujet exposé ; « c’est quoi ce truc ?! », « ça veut rien dire ! », « quelle horreur ! » , « de l’art ?!!! », etc. Plus généralement il y a le refus de considérer la photographie comme un art, « je peux faire pareil avec mon téléphone » et d’admettre qu’une œuvre à portée de main pourrait aussi être dans un musée ; de ce fait on estime qu’elle est en fait prédisposée à subir un destin funeste…
L’arlésien d’adoption est venu habiter la cité pour ses aspects culturels et artistiques ; il reconnaît qu’il lui est arrivé d’arracher des affiches lorsque celles-ci n’étaient manifestement pas représentatives du travail d’un photographe ou d’un vidéaste mais très clairement issue de la publicité, même détournée et profitant de la vague de collages autorisées par la mairie en été.
Pour exemple, si je reprends l’affiche « Love is not dead » représentant la danseuse derviche tourneur Rana Gorgani, c’est elle-même qui m’a expliqué que l’objectif était de délivrer un message spirituel et inviter le passant à découvrir le soufisme. Elle n’a donc pas été collée pour mettre en valeur le travail du photographe. De plus elle est présente de manière surabondante partout dans la ville et cela peut la rendre étouffante et exaspérante. Elle a été systématiquement arrachée jusqu’à ne plus exister au bout de quelques jours, même si elle renaissait de ses cendres au coin de la rue suivante…
Ce qui est certain c’est qu’on passe ici un cap dans le sens où il faut déjà savoir qui est qui pour s’acharner sur cette image ; ce n’est donc certainement pas le fait du touriste lambda.
Cela m’a amené à questionner les photographes eux-mêmes.
Laurent Golaz cité plus haut, arlésien depuis plus de 20 ans est l’auteur de paysages et de scènes en couleurs. Si ses affiches sont parfois entièrement décollées comme un trésor de guerre, elles sont très peu déchirées.
Il faut dire que cet auteur, en plus d’aborder des sujets et des couleurs qui invitent plus à la contemplation qu’au choc urbain et au noir et blanc, sélectionne ses emplacements avec soin. Parce qu’il demande aux commerçants et aux habitants l’autorisation de poser ses images sur leurs murs et leurs vitrines. Comme de plus il utilise une colle propre et surtout…. décolle à la fin des Rencontres, cela lui évite déjà pas mal de désagréments. Et si constater son travail abîmé n’est pas agréable, finalement ce qu’il considère comme le plus déplaisant ce sont les photographes qui collent leurs images sur celles des autres.
L’affichage sauvage déplaît de manière générale aux arlésiens. S’ils acceptent cet afflux touristique supplémentaire pendant l’été, ils se sentent parfois submergés par la multitude de ces affiches, parfois d’un goût douteux pour eux. De plus cette question du décollage ensuite, la négligence de certains artistes qui laissent les façades lépreuses est franchement exaspérante, on le comprend bien.
Etienne Racine lui, qui est l’auteur de très grands formats monochromes est d’abord un street photographe et son travail est très percutant. Il pense qu’effectivement beaucoup d’images sont lacérées par les arlésiens eux-mêmes, parce qu’ils considèrent l’affichage comme une pollution visuelle au même titre que la publicité. Parce qu’ils ressentent cela comme une invasion de leur territoire. Il pense également que ces mains anonymes sont parfois celles de photographes qui n’osent pas coller leur propre travail et/ou sont piqués par la visibilité donnée à ceux qui osent.
C’est peut-être ce qui a fini par arriver à cette petite danseuse que j’aimais tant. Lorsqu’à la fin de mon exposition, j’ai voulu le soir repasser une dernière fois devant elle, elle était totalement déchirée. Ne restait visible que sa petite paire de sandales d’un côté et un morceau de jupon de l’autre. Cette fois-ci je n’ai trouvé aucune justification dans cette destruction. Au lieu de me réjouir je suis repartie avec un petit pincement au coeur.

Fin de la danse

Sandales
En conclusion je dirai que la photo laisse votre imaginaire vagabonder et que la déchirure n’entrave en rien ce cheminement. Bien au contraire, il peut y apporter une force et une nouvelle histoire.
Enfin, après avoir contacté l’Atelier Lucien Clergue, il semblerait que l’affichage ait débuté rue de la Place, avec une image monochrome de Katharine Cooper, alors assistante de Lucien Clergue, il y a une bonne dizaine d’années déjà. Et si le créateur de ces Rencontres ne s’est jamais exprimé publiquement sur le sujet, ses proches estiment qu’il aurait sans doute été favorable à l’affichage dans la ville, dans le sens d’animation autour de ce festival qu’il créa en 1969, mais sans pour autant abuser et saturer nos yeux et les murs de la cité.
AnnLu Fossier « Lacérations anonymes »
Workshop « La poésie du quotidien » avec Marguerite Bornhauser