C’est le vertige qu’Adeline Care saisit. Ce vacillement qui change la terre volcanique en paysage ivre. Pas de ciel, pas de terre : aucun repère. Seul l’homme déjà évanoui nous fait face dans sa chute infinie. Dans Aithō, je brûle, voyage dans les reliefs accidentés de l’Etna, c’est comme si la photographe française d’une vingtaine d’années collectionnait des souvenirs avant de défaillir. Une série de ses dernières impressions avant la fin du monde. Sur certains clichés, la brume est si épaisse qu’on a l’impression d’être arrivé au bout de la Terre. C’est un dépaysement tel qu’on se sent exilé sur la Lune ou Mars, car ici l’être humain n’a laissé aucune trace, n’a pas façonné le paysage à son image. Sans construction à l’horizon qui permet de donner la mesure de l’échelle humaine, la nature y apparaît dans toute son immensité, hostile et soulagée.

Sur le flanc d’une montagne, un naufragé s’est échoué. Dans la nuée ardente, un chien disparaît. Sur cette photo, un corps d’une blancheur de nacre lévite au-dessus d’étranges buissons orangés, probablement des astragales de Sicile, des arbustes épineux qui poussent uniquement sur les pentes arides de laves de l’Etna. Dans ces clichés, les corps des êtres vivants ne sont plus que des lignes en pointillé à travers lesquelles l’environnement fait des trouées. Bientôt, ils appartiendront à la montagne. Imitant l’érosion, ils se désagrégeront lentement dans la roche stérile des volcans. Ou peut-être se métamorphoseront-ils en des statues de plâtres courbées par la mort. Contrairement à Pompéi, les hommes ne sont ni tordus par la peur ou l’asphyxie mais simplement endormis ou inhabités. En haut des cimes, c’est le calme plat. On arrive après le drame.

Dans ce conte photographique, la réalité s’est déjà transformée en légende et tout semble si lointain. Ces prises de vue en haute altitude recouvrent l’image d’un voile léger qui crée un sentiment d’irréalité. On a l’impression de regarder cette nature subjuguante du royaume des morts, d’assister à l’extinction de l’espèce humaine sans se sentir réellement concerné. La photographe transpose dans cette série une expérience de déréalisation qu’elle a vécue à l’adolescence, un trouble psychologique qui fait qu’on se sent observateur de sa propre vie. À l’instar de cet homme qui plane au-dessus de la végétation, on a alors la sensation de flotter à côté de son corps. Et cela s’accompagne d’un fort vertige, une expérimentation physique de l’absurdité d’exister. Sur ces photos, le visage de l’autre est à jamais inatteignable, son intériorité hors de portée. On est toujours en train de le perdre comme Orphée ramenant Eurydice des enfers. Il est souvent de dos et quand il ne l’est pas, ses traits sont flous, ses yeux s’effacent… Puis soudain, dans le jardin des miroirs du parc de la Villette où sont exposées ces photographies, on tombe sur son propre reflet et c’est soi qu’on regarde comme un étranger.

Annabelle Martella

Cet article intitulé 'Adeline Care, un volcan sans effusions' d'Annabelle Martella a été publié le 25 avril 2021dans le journal Libération. L'article décrit la série de photographies intitulée 'Aithō, je brûle' de la photographe française Adeline Care, exposée en extérieur dans le jardin des miroirs du parc de la Villette, en raison de la fermeture des musées due à la pandémie de Covid.

Dans cet article, Annabelle Martella décrit avec poésie et profondeur le travail photographique d'Adeline Care sur le mont Etna. Les photos saisissent les paysages mentaux intenses qui surgissent lorsqu'on est dans un état de déréalisation, créant une série fascinante où les corps humains ne sont que des lignes en pointillé. L'article souligne l'importance de protéger notre environnement et reflète notre propre fragilité face à l'immensité de la nature.