NFT, une vision augmentée de la photographie

Il y a cinq ans Jacques Hémon brossait dans un article publié dans le magazine FishEye, une préfiguration de l'arrivée de la blockchain dans le monde de la photographie. Sur ce flash-back visionnaire, nous avons rencontré le journaliste afin d' envisager les solutions apportées par ces objets encore si mal identifiés que sont les NFTs. Constitueraient-il la solution opérationnelle face à l'obsolescence des moyens de distribution de la photographie depuis maintenant 30 ans ?

Bonjour Jacques Hémon. Nous avions en 2009 réalisé à la Maison européenne de la photographie des ateliers sur les évolutions possibles et surtout les solutions face aux chamboulement des mondes digitaux. Dans votre article Le nouveau défi de la blockchain publié dans FishEye en 2017, vous étiez visionnaire en imaginant les solutions apportée par la blockchain permettant d'automatiser la rémunération des auteurs et de protéger leurs œuvres, le tout sans intermédiaire. Vous nous donniez rendez-vous alors dans cinq ans. Nous y sommes. Cette technologie a depuis produit l'architecture des Non Fungible Tokens, les NFTs, encore si mal compris dans leur potentiel universel mais qui font du bruit. Vous écriviez : Dans cinq ans, tout sera joué…
Comment les photographes font-ils face à ce nouveau défi 

En 2017 nous ne parlions pas encore de NFTs. Nous étions concentrés sur la blockchain à l'époque laissait entrevoir des capacités inédites. Et c'est vrai que les grands opérateurs, notamment Adobe et Getty, y pensaient déjà. Pour eux il s'agissait de résoudre la question de la monétisation de la vente d'images à grande échelle sans limite. La blockchain apparaissait alors comme solution prometteuse. Appuyés sur la blockchain, les NFTs apportent aujourd’hui une solution beaucoup plus opérationnelle, — si tant est qu'elle soit facile — car ça reste encore complexe en termes juridiques. Mais quand même, on va clairement vers une monétisation facile et universelle de la commercialisation des images, même si ça touche évidemment la vente de tous les biens et pas seulement le marché de l'art.

J’ai la conviction que le tintamarre créé autour de cette solution de transaction sécurisée va se déployer dans les prochaines années car elle augmente fortement les capacités de marchandisation du monde, objectif affiché des grandes plateformes du numérique. Nous sommes donc dans un phénomène puissant qui ne concerne pas seulement le marché de l'art.

Vous aviez alors envisagé l'utilisation universelle des contrats numériques…

Oui, parce que j'étais concentré à ce moment-là sur la sécurisation des transactions grâce à la blockchain. Maintenant nous devons envisager l'aspect juridique, l'aspect purement sécuritaire de la transaction. Il faut étudier tout ce qui peut être opposé à ce qui apparaît aujourd'hui comme une solution technologique adaptée au transfert de propriété. Il s’agit désormais de résoudre les freins juridiques, d’examiner la jurisprudence et enfin d’élaborer des outils législatifs qui permettront finalement d’atteindre véritablement cette sécurité

Les solutions technologiques sont-elles arrivés à maturité ?

Il n'est pas certain aujourd'hui qu'il n'y aura pas de retours sur ces questions. Pour les arts matériels comme les tirages photographiques, il n'est pas certain que le lien entre l'objet même de la vente et les smart-contracts associés aux NFTs soit sécurisé juridiquement. Donc il y a encore nombre d’incertitudes à lever par les juristes. Car aujourd'hui, nous ne sommes pas encore totalement sécurisés, quoi qu'on en dise. Si nous sommes quasi certains de la robustesse de la technologie blockchain pour les objets numériques, par contre sur la vente d'objets tangibles ce n’est pas si simple. Il faut que le transfert de l’acte de propriété qui fait état du transfert de propriété d’une œuvre numérique entre deux personnes, puisse permettre le contrôle de sa reproduction dans l’univers physique. Nous n’en sommes pas là juridiquement.  Même si tous les acteurs de l'écosystème s’en préoccupent, beaucoup tendent à minimiser cet aspect-là.

La technologie est aujourd'hui mieux adaptée au crypto art que les objets artistiques ayant une matérialité physique comme les tirages ?

Aujourd'hui, les intervenants des arts numériques purs —le crypto art notamment— , n’ont pas de problème parce qu'on n'a pas d'objet physique. On n'a que des objets numériques et en ce sens, à part des législations qui viendraient entraver le développement des NFTs (ce qui n'est pas exclu non plus, compte tenu de la méfiance des États vis-à-vis des crypto-monnaies), on a plutôt quelque chose de plus simple. C’est  fondamentalement la partie des NFTs qui peut se déployer très vite, beaucoup plus vite que les NFTs associés à des fichiers numériques susceptibles de créer des objets.

Pour les tirages [photographiques], c'est particulièrement vrai. Des acteurs comme le nouveau portail arago.studio essaient de trouver des solutions qui permettent de vendre des fichiers en temps réel tout en assurant une garantie sur l'objet qui pourrait être créé à partir du fichier numérique. Il y a donc après la transaction, une seconde étape qui n'est pas pleinement résolue en photographie. Pour Pierre-Etienne Pommier, fondateur de la plateforme arago.studio, il est logique de s’associer aux meilleurs laboratoires pour la réalisation des tirages sous contrôle des auteurs. Une forme de tiers de confiance qui garantirait l’intégrité de l’œuvre et permettrait d’étendre les NFTs à la matérialité des œuvres. Ce n’est pas simple. Des laboratoires comme Picto pourraient avoir ce rôle, estime Pierre-Etienne Pommier, permettant d’ouvrir les NFTs à la matérialité tout en respectant les contraintes qui sont propres au marché de l'art. C’est essentiel pour éviter les abus.

Avec le crypto art, nous entrons dans un univers qui va être massif. L’excitation des marques et des artistes le laisse entrevoir. Les métavers vont permettre d'étendre et d'ouvrir le marché de l'art numérique à une dimension inconnue à ce jour, et disons-le inimaginable !

J’imagine que l’évaluation du périmètre de ce marché en termes économiques donne des étoiles dans les yeux aux futurs traders qui convoitent les profits à générer sur un marché de l’art qui basculerait dans un monde 100% virtuel. Toutefois, je  ne suis pas sûr qu’aujourd’hui nous soyons en mesure d’évaluer vraiment, sauf à spéculer à l’aveugle, sur ce que pourra être le poids de ce marché face à celui de l'art contemporain. Mais les options prises par les grands acteurs capitalistiques (Meta, Microsoft, Carrefour…) sur le métavers indiquent que ça peut devenir énorme. Les  nouvelles solutions de transaction sécurisée y contribueront.

Et ces expérimentations sont menées plutôt par des actions indépendantes comme arago.studio. Les institutions françaises comme les sociétés d'auteurs pourraient-elles avoir un rôle avec la gestion du droit d'auteur ?

Les sociétés d'auteurs ont à défendre les droits d'auteurs et elles ont été très efficaces pour porter à l’Europe la défense des droits des auteurs et des droits voisins. En 2017 la blockchain était alors un sujet encore très lointain pour elles, et depuis la SAIF a créé une commission pour engager une réflexion là-dessus. Mais, ces sociétés d’auteurs ont plusieurs fers au feu et ne peuvent probablement pas prendre position tant que ce n'est pas un peu plus stabilisé. Nous sommes au Far West. Je crains que celles-ci n’aient pas les moyens en termes de ressources pour pouvoir mener un travail de lobbying dans cette cocotte minute des NFTs. C'est peut-être dommage. Mais finalement, dans les institutions, de manière globale, institutions privées ou d’État, nous allons avoir une forte réticence et une grande inquiétude, puisqu'en fait, c'est un changement de modèle économique qui s’annonce. Et les NFTs prennent à contrepied les modèles actuels. Ca renverse la table du marché de l'art.  De manière plus pragmatique, nous aurons une complémentarité entre ce marché de l'art ouvert, sans médiation grâce aux NFTs, et le marché classique. Et à terme, les clients, les collectionneurs se dirigeront vers l'un ou l'autre en fonction de leur maturité numérique et leur… âge ! Car il y aura des clivages générationnels assez forts entre ceux qui vont plonger vers les NFTs et qui  essuient les plâtres des cryptos monnaies et ceux qui resteront fidèles aux galeries et aux marques institutionnelles. Si j'avais un conseil à donner à tous ces organismes historiques, c'est de tester, c'est à dire d'essayer tout simplement de faire des acquisitions, de voir où sont les points troubles et les atouts de cette ouverture des marchés au monde entier. La galerie qui envoyait par de simple mails des propositions commerciale peut légitimement se sentir déstabilisé par un tel phénomène.  Les grandes maisons de vente comme Sotheby ou Christie’s ne s’en plaignent pas officiellement : elles qui ont découvert que le marché de l’art avait une existence sur les plateformes de e-commerce. Ouverture massive à tous les publics, rapidité des transactions sur fond de spéculation, tout est de nature à faire peur aux entreprises de plus petite taille, ce qui explique leurs réticences. Surtout si par soucis d’éthique on ne souhaite pas inscrire les artistes contemporains dans un mode de commercialisation ultra-libéral et ultra-spéculatif.

Vous évoquez les plateformes de vente de NFTs :  avec Opensea, Nifty, Rarible ou Foundation on revient à un système centralisé, alors même que le principe de la blockchain et donc du contrat numérique, est basé sur la décentralisation. Comme pour l’OPA de Facebook sur les réseaux sociaux d’Internet 2.0, ces plateformes ou les GAFAM pourraient-elles re-centraliser la diffusion 3.0 ?

Très certainement. C'est ce que j'ai évoqué avec la blockchain autour d'Adobe et de Getty. On voit bien que ces deux poids lourds du monde de la photographie ont les moyens de se mettre encore plus au centre de notre marché en exploitant une  solution de monétisation efficace, comme les NFTs. L’influence d’Adobe dans la création d’images à travers une suite logicielle utilisée par tous les photographes, ou de Getty avec son poids mondial en photo d’actualité et d’illustration font que naturellement ils pourront se construire une situation dominante. Du reste avec ou sans NFTs, ces deux acteurs y étaient partiellement parvenus dans l'ancien système !

Lorsque l'on enregistre un NFT dans la suite Adobe, avec la fonction apparue en novembre 2021, on transforme l’acte de commercialisation en commodité. L’auteur gagne en facilité tout en générant une preuve de paternité, le NFT associé à l’adresse IP de l’ordinateur pouvant constituer une preuve robuste en cas de vol ou de plagiat. Les auteurs pour la première fois vont pouvoir signer leurs œuvres en un clic avec une facilité difficilement imaginable par rapport à la complexité actuelle pour défendre la propriété de leur œuvre sur Internet.

face à l’extension des besoins et la rapidité des échanges, LES solutions DE monétisation des IMAGES sont dépassées depuis plus de 30 ans 

C’est d'autre part, une monétisation ou une micro monétisation dès que les images circuleront pour enfin permettre aux auteurs visuels d'être payés. Peut-on être contre les solutions de monétisation dans un contexte où les limites des solutions qui existent aujourd'hui sont dépassées depuis l’arrivée de l’Internet soit plus de 30 ans !? Peut-on imaginer faire perdurer un système de monétisation administrée, beaucoup plus lourd et inadapté face à l’extension des besoins et la rapidité des échanges ?

Et il ne s'agit pas de remettre en question le droit d'auteur, ce qui serait imbécile. C'est la façon dont la monétisation est administrée qui est en cause. Là on est dans un système ultra-rapide avec des effets vertueux possibles. Il y a des effets délétères que l'on connaît avec l'inquiétude concernant les crypto-monnaies, la spéculation absolument folle, le tripatouillage possible de ces solutions numériques.

Mais d'un autre côté, les auteurs ont la garantie du droit de suite qui ne pourra plus être spolié (grâce à la blockchain sur laquelle les NFTs sont inscrits). Une rémunération passive initié il y a un siècle qui assure le versement d’un pourcentage de la vente aux artistes plasticiens au moment de la revente de leurs œuvres ! Ce sera maintenant un droit de suite garanti, alors qu’il n’était que très rarement perçu par les artistes. Si on est vraiment rationnel, peut-on être contre ?! Et puis la vente par NFTs c’est aussi la capacité pour les auteurs —peut-être de manière paradoxale face à une technologie qui paraît uniquement mercantile !— de se retrouver finalement en lien direct avec les collectionneurs et les amoureux d’une œuvre, et de pouvoir avoir des relations directes, difficiles à nouer auparavant.

La preuve : vous connaissez peut-être Sofiane Pamart, un pianiste virtuose qui est aussi rappeur et compositeur : il a finalement décidé de vendre son nom et l'ensemble de son œuvre en NFTs. On peut se demander ce que tout cela signifie vraiment. Je suggère une l’analogie avec le secteur de la bourse où s’assimile son nom à  un titre financier :  son œuvre musicale, ses performances, ses actions multiples deviennent peu à peu la propriété de milliers, de millions de personnes. Il s'agit d'une copropriété, pour ainsi dire, de la même manière que le marché boursier permet à des actionnaires de partager les actifs d’une entreprise. A tel point que finalement, il se retrouve au centre d'un dispositif économique qui évolue en fonction de ses activités. Ses actifs, ce sont : son talent, ses performances, ses déclarations, sa capacité à mobiliser une audience folle, ses initiatives qui peuvent être artistiques ou sociétales ou autres. Donc, à cet égard, il est probablement très en avance sur son temps. Cette monétisation sur son nom via les NFTs peut paraître folle, mais à bien y réfléchir c’est déjà largement le cas pour toutes les célébrités pour lesquels l’identité est leur principal « actif ». Sofiane Pamart est un auteur, pionnier d’une monétisation d'un nouveau type, inconnu jusqu'à présent. Monétisation folle ? Mais peut être que dans cinq ans, on dira “où est le problème ?”.

Je pense que vous avez raison et c'est effectivement une démarche ultime pour un auteur de commercialiser ainsi son nom, sa marque. Derrière cela, il y a cette idée de coproduction qui peut aller plus loin que celle que le crowdfunding a promu depuis des années.

On peut le dire, c'est effectivement un nouvel âge du crowdfunding. C'est une nouvelle forme de ce nouveau marché qui s'ouvre, qui est évidemment extrêmement risqué pour les auteurs, car les motivations spéculatives ne sont jamais loin dans l’esprit des acheteurs. Mais nous n'irons pas sur ce terrain. En tout cas, il s'agit de bien d’évaluer les risques, notamment pour les sociétés d'auteurs, de bien conseiller dans un domaine qui n'est pas réglementé et qui ne le sera pas avant une dizaine d’années, comme c’est le cas de toutes les innovations qui révolutionnent les modèles économiques : les plus offensifs avancent à pas de géant très vite, prennent de cours le législateur, font fortune avant que  les lois de régulation ne soient applicables. Ce Far-West prendra fin un jour pour les NFTs, mais nous n’en sommes pas encore là. Les crypto-monnaies sont déjà dans le collimateur des Etats mais on ceux-ci ne jetteront pas le bébé avec l’eau du bain malgré les risques connus (blanchiment, fuite fiscale, recel…).

Il y aura probablement des réglementations étatiques autour des crypto-monnaies qui feront disparaître brutalement celles qui ne sont pas fiables. Évidemment, dans ces crypto-monnaies, on sait tous que le blanchiment d'argent peut aussi être un élément vraiment détestable. Mais là encore, un mode de régulation interviendra pour évincer les mauvais acteurs. Du reste, on ne peut pas aujourd’hui refuser un nouveau mode de transaction adapté au monde de l’art alors qu'on est au bord de l'impasse en termes de monétisation des auteurs. Evidemment, aujourd’hui les sociétés d'auteurs sont sur un autre terrain, peut-être même dans un autre monde, mais je crois qu'elles ne sont pas insensibles aux nouvelles solutions. Elles vont s’adapter. Et si ça ne bouge pas par peur d’essuyer les plâtres, la base aura un rôle à jouer.

LE NFT est la garantie d'une rémunération de l’auteur en fonction de SON audience

Certains estiment que les NFTs sont provisoires, qu’ils finiront par s'essouffler avec les futurs navigateurs qui identifieront chaque objet affiché sur écran (impression). Nous aurons alors les conditions pour mettre en place une micro-rémunération des auteurs sur chaque impression écran à l’instar des plateformes musicales. Cela ne condamnera pas les NFTs, notamment pour l’arbitrage (via les smart-contracts) de la rémunération de l’auteur — ou des auteurs !— de l’œuvre affichée. On n'a pas encore vu le bout de ces solutions. Certes, nous aurons perdu un peu de notre fraîcheur du début du Web, mais nous aurons gagné la garantie, enfin, que les auteurs seront au moins rémunérés en fonction de leur vraie audience. Pour cela encore, soyons réalistes : nous n’éviterons pas les travers évidents que l'on connaît pour la musique. Le marché est caractérisé par une longue traîne où 5% des auteurs gagnent 90% de la valeur. Cette minorité d’auteurs gagnent beaucoup en alliant popularité et talent créatif. Peut-on les en blâmer ?

Rêvons un peu… les NFTs associés à des navigateurs intelligents donneront naissance à un nouveau Web qui permettra finalement à tous les auteurs, professionnels et amateurs, d'être rémunéré à la hauteur de leur contribution et de leur audience. La rémunération des auteurs s’inscrira sans doute à une échéance plus lointaine dans un contexte de marchandisation globale de tous les contenus. Les NFTs auront-ils alors encore un rôle à jouer à cette époque ? Nul de le sait.

Qu’il s’agisse des institutions qui gèrent le Web ou de celles qui exploitent des solutions blockchain depuis des années, un constat s’impose : les photographes restent tributaires des géants qui font le marché. Fort de ce constat indiscutable que certain jugeront déprimants, souhaitons que la convoitise pour le marché de la photographie et l’intérêt porté pour ce contenu hautement stratégique puissent, grâce à ces technologies de traçabilité et de certificat de propriété inviolables, assurer une rémunération plus conséquente des auteurs. Utopie ?!

Reste la question de la consommation électrique lié à la blockchain qui portent les NFTs. Un vrai problème à peine évoqué. Parmi les plateformes, certaines mettent en avant les économies d'énergie de leur solution blockchain. Chacun tente de se disculper. On nous annonce des blockchains, cent, mille, dix mille fois moins énergivores. Les évolutions sont rapides, mais je suis incapable de juger s’il s’agit de green-washing ou pas.

Je voudrais revenir sur la coproduction en amont, donc sur un crowdfunding évolué ou sur un investissement sur le nom d'un artiste comme Sofiane Pamart. Est-ce envisageable pour la photographie ou la production d'une œuvre photographique ?

Le crowdfunding symbolise une vision singulière de la coproduction : des contributeurs apportent des moyens financiers ou techniques pour réaliser un travail réalisé par un ou plusieurs auteurs.  On est dans une construction collective donnant à l’auteur un rôle différent de celui que chacun lui attribue spontanément. On voit bien que la culture de l’école Kourtrajmé [un collectif d'artistes travaillant dans l'audiovisuel, ndlr] ou des écoles sur ce modèle, favorisent l'émergence d'une création qui n'est pas seulement celle d'une personne, mais d'un groupe, et qu'on peut — à travers la démocratisation de solutions financières tels les NFTs — aller vers quelque chose de beaucoup plus ouvert.

Je ne suis pas très à l'aise pour dire si ce modèle à de l’avenir. Oui, probablement, mais, j'ai du mal à imaginer aujourd'hui des jeunes suffisamment dépourvus d'égo pour aller vers ces solutions, bien qu'il y ait des gens talentueux qui sont assez sûrs d'eux pour assumer une création réellement collective. Le "je" est dominant chez les auteurs, et je crains que ça n’évolue guère.

Les acteurs de la photographie auront-ils de nouvelles façons d'utiliser les contrats intelligent dans la photographie ? La photographie sera-t-elle transformée par ces nouvelles transactions et peut-elle créer un mouvement qui lui soit propre ?

Oh oui, je pense qu’elle peut créer un mouvement. Bien sûr ! Elle élargira encore son périmètre car la photographie est devenue une pop culture. Nous sommes dans un univers absolument sans frontière où le périmètre de marché n'est finalement limité que par l’accès à une monétisation facile. L’étape est déjà franchie en musique grâce aux plateformes de streaming qui rendent accessible des œuvres produites par des semi-professionnels.

Nous devons nous attendre à voir de nouveaux acteurs dans le secteur photo. Nous l'avons vu avec l'ouverture de pays que vous connaissez bien, à savoir la Chine. Dès l'ouverture de ces pays, on a vu des talents extraordinaires, inconnus en Europe, mais qui étaient là. Il s'agissait de pouvoir les voir, c'est tout. Nous aurons probablement le même phénomène, dès que nous aurons un système plus ouvert. Bien sûr, quand vous êtes dans un système qui existe et qui est solide, institutionnel comme les sociétés d'auteurs, on s'adresse à un petit nombre d'auteurs par rapport à la masse de gens qui souhaiteraient finalement atteindre leur public ou une audience. Tout dépend de la facilité avec laquelle il est possible d’accéder à une monétisation. Cela permettra d'ouvrir à un plus grand nombre d'acteurs même si nous savons qu’aujourd’hui que la société est déstabilisée par la surabondance d’images. Même si la photographie est ultra populaire, il faut des moyens pour pouvoir produire. Donc ces moyens peuvent passer par cette solution. C'est peut-être un peu utopique d'en parler maintenant comme ça, mais soyons confiants.

Il y a un mouvement de fond depuis 20 ans où la photographie est devenue populaire et pratiquée par tout le monde. Depuis 2003, nous sommes “tous photographes”, comme l'a déclaré Bill Ewing avec une exposition historique au Musée de l'Élysée à Lausanne. Si les photographes professionnels craignaient l’arrivée des amateurs, les sociétés d'auteurs comme la SAIF ont été très claires et en phase avec l'UPP : un photographe amateur sera rémunéré et défendu de la même manière qu'un professionnel. On a un potentiel sur le terrain de la création qui commence toujours par être amateur. Sommes-nous encore dans l'utopie avec la décentralisation au cœur d’Internet 3.0 pour valoriser l'expression photographique populaire en incluant tous les amateurs ou témoins locaux. Nous avons vu la disparition progressive des grands reporters occidentaux envoyés sur la planète pour des raisons de danger et pas seulement d'économie ou d'ethnocentrisme. Mais nous avons vu une renaissance de la couverture médiatique avec l'AFP utilisant des photographes professionnels locaux. En invitant davantage tous les photographes comme témoins du monde, n’est-ce pas le mouvement le plus intéressant ?

L’émancipation des photographes vis-à-vis des institutions régulatrices a été vécue au cours de la première décennie du XXIème siècle comme un phénomène incroyable. Les smartphones et les réseaux sociaux ont porté cette liberté à son paroxysme. Force est de constater que ce que nous vivons depuis dix ans, c'est que l'absence d'intermédiation autorise une manipulation généralisée de l'information. La régulation est sur la sellette, les démocraties étant prises au piège de leur propre utopie de liberté pour tous. Les tentatives de régulation sont perçues comme des actes de censure. Je suggère d’en sortir en proposant d’urgence et de façon massive une éducation critique à l’image.

Sur le terrain de l'information ont a un cas d'école avec Facebook qui a été dénoncé par la lanceuse d'alerte Frances Haugen. C'est un acteur centralisé qui manipule les communautés. Ce n’est pas la faute à l’expression locale c’est celle du manipulateur central à travers ses algorithmes.

Oui, vous avez raison. D'où la très grande responsabilité de ces plateformes. Il faut savoir sous quel régime elles doivent se réinventer. C'est difficile dans un monde hyper-libéral d'imaginer ça, et d'un autre côté, on le voit dans des régimes durs où, évidemment, la régulation se fait, mais dans des conditions non démocratiques.

Nous sommes sur une ligne de crête. D’où la nécessité pour les auteurs de gagner leur vie correctement en s’appuyant sur des valeurs éthiques et d'autre part, de s'ouvrir à tous, tout en évitant finalement les excès qu'il faudra réguler. Nous avons besoin d'armes démocratiques pour pouvoir éviter, tant la manipulation que la censure.

Pour éviter ces dérives et la création de ces moyens qui peuvent être brutaux dans un état totalitaire, les sociétés des auteurs ne sont elles pas aptes à organiser et à donner des antidotes à la manipulation ?

Je ne suis pas sûr que leur position et leur poids le permettent. Quand on voit Apple, qui est valorisé à plus de trois mille milliards de dollars aujourd'hui, on a du mal à imaginer qu'un État puisse aller contre une telle puissance industrielle et financière, donc ne parlons pas de société d'auteurs… et pourtant j’aimerais bien qu’elles puissent tenir ce rôle. Nous sommes dans un rapport de force inégalitaire qui ne doit pas être considéré comme figé. Nous l’avons vu avec les droits voisins et l'Europe, nous avons réussi à avoir au moins une sorte de progrès qui n'est pas complètement satisfaisant. Mais en tout cas, nous avançons. Sur la diffusion des images, peut-on imaginer qu'un Adobe prenne une place sans être une force régulatrice parce que sa technologie le permettra ? Peut-on imaginer qu'à un moment donné, les navigateurs supprimeront ou seront capables de détecter toutes ces fermes de désinformation et pourront réagir immédiatement face aux États voyous ? Nous pouvons donc tout imaginer. Je pense de manière plus pragmatique, que si un tel navigateur arrivait aujourd'hui à détecter les photographies et à mesurer leur audience, nous serions en bonne voie.

C’est ce que nous attendions en 2012 avec Daniel Barois, alors directeur de la Mission de la photographie, en contactant un des leaders du Web. Sa réponse fut immédiate :“Vous savez, l'image fixe… On repère bien des films dans nos réseaux, on repère ce qui peut être un film, mais une photo sur nos serveurs, nous ne savons même pas qu'elle existe. C'est une poussière ! Évidemment on ne parle pas de tout indexer, répertorier, car ne serait évidemment pas rentable”.

Il s'agit maintenant d'avoir des navigateurs, d'avoir des solutions mondialisées qui permettront de localiser les impressions écran. Après, on verra ce qui se passera, mais je pense que si on a un jour les audiences par photographie, les auteurs s’y retrouverons parce qu'on est dans une société ultra-culturelle où la rémunération est très virtualisée. On peut très bien imaginer de bonnes surprises.

Après reste la question du contrôle de la matérialisation des œuvres. ARTtrust apporte une solution robuste qui pourrait être adaptée à cette problématique. Cette innovation déjà utilisée dans le monde de l’art permet d’identifier de façon unique chaque œuvre en apposant un sticker inviolable. Cette technologie est couramment utilisée par les industriels pour protéger leur produits de la contrefaçon : certains parfumeurs ou châteaux célèbres du bordelais ont recours à cette solution. Smart-contracts et dispositif d’identification inviolables apporteraient — moyennant une validation juridique — une solution au suivi des œuvres physiques.

Il y a encore un long chemin à parcourir. A condition que les auteurs acceptent cette ouverture sur les marchés mondiaux et la spéculation qui pourrait avoir lieu sur leur production… Ainsi quand un client américain achètera en NFTs une œuvre dans une galerie Intel, il faut être sûr que la technologie évitera que cet NFTs ne devienne un objets multiples dans un autre coin du monde. C'est ce qui se passe avec le Web depuis plus de 30 ans.

Donc, nous avons peut-être l'antidote à cette dispersion de la valeur ou de la propriété. Et le Web 3.0 aurait alors créé son antidote. Et quelque sorte, vous venez de lancer une road-map, une feuille de route. Est-ce que ça va être contrôlé par de grandes entreprises privées comme Adobe, Apple ou le Getty ? Ou sera-t-il le fait des États ? Le niveau européen serait-il la meilleure garantie ?

L'Europe a une carte à jouer, mais Adobe n'est pas européen, il y a Apple en embuscade avec sa force de frappe. Alors, il faut voir la stratégie de ces grandes entreprises qui se sont orientées à un moment donné vers l'espace, les voitures électriques ou auto-pilotées… Auront-elles les mêmes envies de monétisation sur le marché de l’image alors que cyniquement on peut dire que ça marche depuis trente ans sans volonté de rémunération des producteurs ? Toutefois le marché de l'information reste un absolument stratégique pour eux.  C’est peut-être le premier marché, si l’on considère comment les milliardaires se bousculent au portillon pour racheter journaux et télévisions en France. C’est sans doute celui qui demande le moins d'investissement par rapport au contrôle que ces entreprises obtiennent en retour. Les trente dernières années le montrent à l'évidence avec les scandales qui vont avec,  et avec lesquels les régimes autoritaires ne s’embarrassent guère. Tout le tapage autour des NFTs ne doit pas masquer les événements vertueux et structurant qui peuvent profiter au secteur photo, notamment la rémunération passive des auteurs lié au droit de suite.

Thibault Brunet, PVT Golden, Série First Person Shooter, 2011.

Vous avez brièvement mentionné les métavers. Quel est le rôle des métavers pour la photographie ?Je pense qu'effectivement ce sera plus important que pour la NFTs, mais en fait, ce serait associé. Car il faut avoir des objets qui vont finalement constituer l'identité numérique de chacun d'entre nous, la photographie en fait partie. Elle aura à se redéfinir un rôle parce que je ne crois pas aux photographies sur les murs virtuels. L'imagination peut aller bon train. Les photographes iront-ils faire des sujets dans le métavers ? Bien sûr, c’est obligatoire puisqu’il s’agit d’un double numérique du monde. Il faudra des cyber-photographes qui iront enquêter ou travailler comme Thibault Brunet (galerie Binôme) a pu le faire depuis plus de dix ans dans l’univers du jeu vidéo.

Vernissage de l'exposition First Person Shooter  de Thibault Brunet à la BnF le 16 décembre 2011.

C'est un travail extraordinaire qu'il avait commencé il y a longtemps avec un reportage très réel dans le monde virtuel de Minecraft. Nous l’avions exposé dans le cadre de la Bourse du talent à la BnF en 2011. C'était en très grand format malgré la petite taille des fichiers que nous avions extrêmement bien travaillé avec Michel Le Belhomme, un autre artiste passionnant. Et Bruno Racine, le président de la BnF, avait été surpris par la force, la vie qui se dégageait des portraits de ces soldats virtuels.... J'avais l'impression qu'il les avait vus comme très réels et je n'ai pas été détrompé. Oui, Thibault Brunet le premier cyber-reporter !

Nous allons avoir beaucoup de belles surprises dans les pas de Thibault Brunet.

Merci beaucoup Jacques, cela permet d’esquisser une road-map beaucoup plus clairement des enjeux entre NFTs et photographie. On est ici sortis de l'hystérie issue de la spéculation autour des NFTs qui sont encore mal compris. Oui, c'est une belle roadmap qui commence à se dessiner.

J'espère avoir été clair car je ne prétends pas être spécialiste des NFTs. Mais ils s’imposent au secteur et nous sommes obligés de  nous y intéresser et d'avoir un avis éclairé. Les futurs professionnels biberonnés au numérique ont également besoin d’être guidés vers des solutions numériques qui favoriseront leur émergence et la progression de leur parcours. C’est pourquoi j’évoquerais évidemment les NFTs dans mes interventions auprès des étudiants de Louis Lumière ces prochains jours. Il faut qu’ils puissent se faire une opinion, et je leur fais confiance compte tenu de leur culture numérique avancée. Pour les générations plus anciennes souvent plus circonspectes, la curiosité s’impose pourtant pour  tester, évaluer afin de pouvoir en parler sans réticence, ni ressentiment vis-à-vis d’une technologie déstabilisante à plus d’un titre.

Merci beaucoup, Jacques.